1997 … PROMENADE

Projet d’installation, prix de la “Jeune création multimédia” de la fondation Hachette en 1998.
(Proppos recueillis pour LEC DEM par Claude Bondy et Franck Leibovici.)

1- Le fonctionnement de « la promenade » ?

a/ Le logiciel
Tout d’abord je voudrais indiquer que le fonctionnement actuel de la promenade ne me satisfait pas totalement. Ce qui est visible maintenant est un premier dispositif de navigation qui contient les axes principaux de la promenade. Ce stade d’ébauche dure depuis longtemps, à me demander parfois si ce n’est pas la condition même de ce projet, “une pure projection mentale”.
La promenade a été réalisée sous Macromedia Director, qui permet de mettre en scène différents médias et faire interagir le spectateur. Elle contient une quinzaine de tableaux. Chaque tableau est composé de plusieurs photographies plus ou moins transparentes qui se superposent. Toutes les photographies qui composent la promenade sont disposées par rapport à un point de fuite central, spatial et temporel figuré par une cabane de chantier.
La navigation est très simple, le spectateur peut passer d’un tableau à l’autre ou zoomer dans chacun d’eux jusqu’à atteindre une sorte d’abstraction géométrique, faite de pixels superposés. À chaque niveau de zoom des images apparaissent tandis que d’autres disparaissent, et des zones sensibles se révèlent à l’aide du curseur et amènent le spectateur vers d’autres tableaux, en des temps différents de la promenade.

b/ Les conditions optimales d’effectuation. de présentation ?
Dans l’idéal, la promenade se projette au mur sur au moins 2,50 mètres de hauteur. Le spectateur s’y promène à l’aide d’une télécommande ou un Joystick. Il y a un son d’ambiance dans la salle qui diffuse une composition musicale créée pour la promenade et le navigateur a un casque qui diffuse très doucement une voix « intérieure » faite de pensées variées. Celles-ci se déclenchent en « roll-over » (survol), en baladant le curseur sur le mur.
Pour le moment les images sont statiques. À part les faire apparaître et disparaître, leur position dans le tableau est fixe. Mon souhait serait qu’elles gardent leur position par rapport au point de fuite central, mais que leur disposition en profondeur, leur superposition puisse varier. L’idée est d’amener un peu d’aléatoire de manière à ce que le spectateur ait le sentiment d’une répétition imparfaite, qu’il ne soit pas sûr d’être déjà passé par là.

c/ Le montage image son
Pour le moment le son n’est pas fait. J’ai des idées trop précises par rapport à mes compétences. Une collaboration serait nécessaire. D’un point vue musical, ma référence centrale est « les quatre saisons » de Vivaldi. Je voudrais suggérer cette musique très ancrée dans notre mémoire collective, et y mêler des sons plus quotidiens de villes, de chantiers, de circulation, de travail. Mes tentatives n’ont pas été du tout concluantes pour le moment.
La voix se superposerait, comme les images, telle une petite voix intérieure qui se promène d’une pensée à une autre, piochée ici et là. Le thème commun de ces pensées est l’idée du souvenir.

2- Comment est née cette idée ? comment s’est-elle enrichie ?

J’ai eu au départ ce que je comprends comme « un choc esthétique » : la vision d’une petite cabane de chantier, posée devant mon atelier dans un jardin en friche, au milieu de quelques ruines architecturales dans les Beaux-arts (1).
J’entends par « choc esthétique » une expérience intime, une prise de conscience de soi. Il s’attache à des objets précis, mais dépasse le jugement esthétique, comme un « choc amoureux ».
J’ai tout de suite associé cette vision à une peinture de Malevitch (« Maison rouge » de 1932)(2).
Quelque chose dans cette vision me révélait l’idée que je me faisais de la peinture : un énorme chantier !!! J’ai commencé par filmer le lieu, et prendre des photos, dans un besoin immédiat de le garder en mémoire.
Après avoir peint de mémoire ce lieu (3), une fois restauré, je me suis aperçue que ce que je voulais retranscrire, était non pas une image finie, mais son souvenir, un espace, ce qui impliquait du mouvement, une durée, une image en perpétuelle transformation.
Au fur et à mesure du temps le lieu se transformait, se rénovait. Chacun des pas de ma promenade devenait une trace de pinceau, chaque photo une trace aussi. Mes questions étaient : Comment prolonger cet événement dans le temps ? Comment donner au spectateur cette vision temporelle, si particulière et propre selon moi à la peinture ?
J’ai alors réalisé une première tentative pour répondre à ces questions, prenant en compte la position du spectateur. J’ai reconstitué schématiquement et en taille réelle la forme de la cabane. Cela a donné l’installation temporaire in situ d’un triptyque (4), autour duquel le spectateur pouvait déambuler, une incitation à la promenade.
Après trois jours, j’ai détruit cet objet, il y avait un côté mémorial commémoratif, trop figé qui me dérangeait. Où plutôt mon exploration ne pouvait pas s’arrêter là.
Une pensée que j’ai piqué à Gérard Gasiorowski, dont l’œuvre me touche énormément résume un peu cette idée.
Il dit dans un entretien ceci : “… Je suis sur le fleuve de la peinture et tout ce que je touche est emporté par ce courant. Fertilité montre ce qu’il en a toujours été de ma peinture: un devoir que je n’ai pas choisi, compulsif, celui de toujours recommencer car c’est ma seule façon de continuer Peinture.” Gérard Gasiorowski, Entretien avec Michel Enrici. Les Cormiers. Juillet 1986 “l’artiste de la terre” in AD HOC été 1988. p.38
Je la traduirais de cette façon : Il faut que je regarde à présent, pour voir l’instauration des liens :
c’est une coulée qui vient des origines, sur laquelle des tableaux ou des objets jaillissent comme pour arrêter le cours inexorable de cette langue. Ces mêmes tableaux s’effacent au fur et à mesure que je continue.
C’est donc dans un mouvement d’exploration (le zoom) à travers lequel je puisse faire disparaître, apparaître toutes ces traces accumulées durant des mois, qu’est née le système de navigation de la promenade.

3- Ces différents matériaux, dirais-tu que cela forme une sorte de “méta-medium” ou “meta-support”? ou non ? y-a-t-il un enjeu du dispositif ?

Si je comprends bien la question, je dirais plutôt que c’est l’outil informatique qui est un « méta-média » ou « méta-support » puisqu’il fait se succéder et englobe en même temps toutes les traces.
L’enjeu du dispositif est bel et bien de faire agir le spectateur et de l’englober dans un temps particulier que lui-seul maîtrise dans la navigation.
En d’autre terme, la nécessité pour moi de présenter cette promenade à travers l’outil informatique était de capter le regard du spectateur en le faisant agir pour voir. C’est une manière détournée de l’obliger à prendre son temps, comme un peintre devant sa toile, où lui seul a le pouvoir de la faire avancer.

4- La mémoire du site, du lieu, recompose-t-elle une mémoire de temporalité, une écriture
de soi indirecte ?

Complètement, la peinture est là une sorte de prétexte (pré-texte). Disons qu’elle est tout de même ce qui me constitue par culture et éducation. C’est mon environnement. Ce travail détermine en quelque sorte le degré de mes attachements. Suis-je vraiment attaché à la peinture ? Disons qu’elle est mon point d’ancrage.
Promenade est le récit de cette histoire, mon histoire.

5- Quelle écriture mets-tu en jeu ? quelles influences reconnais-tu à ton travail ?

D’un point de vue visuel, le travail de photo-collages de David Hockney a sans doute agi comme un déclic, et à travers lui, de manière évidente les préoccupations du cubisme, Picasso.
De manière encore plus volontaire, deux textes sont central dans ce travail. Un poème de Francis Ponge : « Raisons de vivre heureux » duquel je ne peux résister a tiré un extrait :
«… je trouve qu’il n’y a point d’autre raison de vivre que parce qu’il y a le don du souvenir, et la faculté de s’arrêter pour jouir du présent, ce qui revient à considérer ce présent comme l’on considère la première fois les souvenirs: c’est-à-dire, garder la jouissance présomptive d’une raison à l’état vif ou cru, quand elle vient d’être découverte au milieu des circonstances uniques qui l’entourent à la même seconde. Voilà le mobile qui me fait saisir mon crayon. (Étant entendu que l’on ne désire sans doute conserver une raison que parce qu’elle est pratique, comme un nouvel outil sur notre établi). Et maintenant il me faut dire encore que ce que j’appelle une raison pourra sembler à d’autres une simple description ou relation, ou peinture désintéressée et inutile. Voici comment je me justifierai : puisque la joie m’est venue par la contemplation, le retour de la joie peut bien m’être donné par la peinture. Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la mémoire des objets de sensations, voilà exactement ce que j’appelle raisons de vivre…»
– Francis Ponge, Le parti pris des choses suivit de Proêmes, Poésie/Gallimard, p.166, «Raisons de vivre heureux»
Le deuxième est un livre de Frances Yates : « L’art de la mèmoire » qui détermine la structure de la Promenade en différents tableaux, tel des pièces d’un Palais imaginaires.
Ce livre retrace l’histoire les grands principes de l’art de la mémoire développés par les anciens pour se souvenir de leurs discours. Il consiste à se construire une architecture mentale bien ordonnée (« Palais de la mémoire ») dans laquelle on dispose des objets ou « images chocs ». Cette construction imaginaire est le support du discours. Chaque espace symbolise une partie du discours. De même chaque objet ou image disposé dans ces espaces est censé remémorer une phrase, un mot, le sens d’un paragraphe. Ainsi, au fur et à mesure que l’on déambule virtuellement dans son palais imaginaire, l’ordre et le discours resurgissent clairement.